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Yechel Gagnon : Matière à excavation

John K. Grande

 

Le critique et conservateur Germano Celant a un jour déclaré dans Arte Povera: Notes for a Guerilla War (1967): “Une fois un objet créé, l’homme doit s’y adapter”. À notre époque, les matériaux bruts sont en général perçus comme étant des produits potentiels, sans que soient mentionnées leurs origines naturelles. On réfléchit peu sur la nature, le contexte et la diversité éventuelle inhérents aux matériaux, qu’ils soient manufacturés ou naturels. L’art de Yechel Gagnon aborde ce questionnement sur la réalité des matériaux en construisant et en déconstruisant les associations habituelles aux matériaux naturels. Yechel Gagnon utilise généralement le bois - une ressource naturelle - mais de façon ingénieuse. Elle ne décide pas de le travailler dans son état originel, immaculé. Elle choisit plutôt du bois déjà transformé en contreplaqué par le processus de production. Alors que le contreplaqué en tant que matériau est un “produit” déjà standardisé, Gagnon l’amène un peu plus loin en le transformant en art. Son processus artistique implique la taille, l’écorçage, la coupe, le rabotage, le creusement, la gravure et même le brûlage de diverses sections du contreplaqué.

Le contreplaqué, en fait, a été inventé en tant que matériau solide pour la construction et a été utilisé, entre autres, par Frank Lloyd Wright pour ses Maisons Uso, conçues pour les militaires américains. Il est en général dissimulé sous d’autres matériaux lorsqu’utilisé dans la construction de maisons. Pour un matériau traité, il conserve néanmoins un aspect naturel avec ses anneaux, ses trous et ses noeuds de croissance. Certaines sections de contreplaqué sont même rapiécées durant la production pour boucher les trous. Les manipulations de Gagnon impliquent, selon ses propres termes, “la construction de paysages” qui inverse le processus en métamorphosant un matériau manufacturé (le contreplaqué) en ce qui semble être des formes naturelles. Le processus est complètement artificiel.

Le contreplaqué, un matériau connu pour sa solidité et son utilisation pratique dans le domaine de la construction, est, en un sens, tout autant un objet trouvé que la roue de bicyclette, l’urinoir ou la pelle signées par Marcel Duchamp. Alors que Duchamp étirait les frontières de l’art en utilisant avec ironie des objets conçus et fabriqués en série, Yechel Gagnon a choisi de travailler avec le contreplaqué en tant qu’objet trouvé parce qu’il lui permet de découvrir les propriétés naturelles du bois enfouies sous les multiples couches de ce matériau fabriqué. En tant que société, nous ne questionnons pas d’où et comment les matériaux nous parviennent dans leur état actuel, le cycle de consommation de production étant un processus à sens unique plutôt que cyclique et régénérateur.

Les complexes superpositions de sens qui peuplent l’approche artistique de Gagnon face au processus n’est pas très différent de celui de l’Arte Povera dont l’intention était d’unir l’expérience socio-culturelle et celle de l’objet/produit. En dévoilant les couches du matériau - le contreplaqué - Gagnon souligne la manière dont la tranformation de la matière première en produit implique, dans la culture contemporaine, une perte de contexte et d’origine. Yechel Gagnon y parvient en utilisant un matériau organique élémentaire - le bois - mais un bois traité ou recomposé.

Lors d’une exposition intitulée Core, à la galerie Clark à Montréal (1999), Gagnon a présenté non seulement des oeuvres de contreplaqué à la surface gravée mais aussi des reconstructions faites à partir de copeaux provenant d’autres oeuvres. Ceci prit la forme d’une colonne cylindrique haute de huit pieds intitulée Petrified Substance et d’un monticule de copeaux tachés d’encre noire (Dune) deux oeuvres belles malgré leur toxicité. Placée dans un coin de la galerie, Dune était entourée de planches 4’x 8’ de contreplaqué. Certaines parties étaient laissées intactes, dans leur état originel, alors que d’autres étaient gravées et creusées. À certains endroits, les marques ressemblaient à celles qu’auraient laissées des insectes, et à d’autres, aux formes naturelles d’un paysage topographique. Selon Gagnon, ce procédé est en fait une forme d’excavation. En archéologie, l’excavation implique le dévoilement d’une histoire cachée ou enfouie. La différence avec les excavations de Gagnon est qu’elle dévoile une histoire naturelle (celle du bois) cachée ou enfouie dans un matériau de construction fabriqué en série. Simultanément, elle érode de nouveau ce matériau, mais de façon non-linéaire et complètement irrationnelle. Les reconstructions font penser aux variations naturelles des formes trouvées dans la nature.

Avec Cross Ply (2000), une installation présentée à La Centrale, à Montréal, Yechel Gagnon a gravé les murs intérieurs d’une “pièce” faite de contreplaqué préfabriqué mesurant 16’ x 12’. Elle a incisé les murs intérieurs avec des gouges. Les surfaces encore une fois donnaient l’impression de porter les marques d’insectes géants, d’érosion naturelle ou de croissance. En tant que reconstitution d’une forme naturelle, faite sur un matériau fabriqué en série dans une construction architecturale simulée existant de façon temporaire au sein d’une autre architecture (celle de la galerie d’art), Cross Ply soulevait de façon très schématique et recontextualisée des questionnements critiques sur le contexte et la nature de la production artistique. La structure créée, visible à l’intérieur de l’espace d’une galerie, faisait allusion au rôle métaphorique supérieur du processus artistique - justement à cause de la nature temporaire de toute la gestuelle que cette construction représentait. L’idée que les structures mêmes étaient temporaires ainsi que la reconstitution des couches de contreplaqué faisaient prendre conscience de l’artificialité de ce processus d’érosion (les incisions de Gagnon). Gagnon travaille le contreplaqué en tant que contreplaqué. Les dévoilements et les érosions de la surface de ce matériau révèlent les origines du bois qu’elle travaille. Son procédé nous rend ainsi conscients de l’artificialité des associations que nous faisons avec les matériaux durant l’acte de perception.

Pour sa présente exposition à la galerie Eric Devlin, intitulée Paysages laminaires, Yechel Gagnon a innové avec le contreplaqué afin de créer ce qui ressemble à des paysages provoqués. En enlevant certaines sections et des fragments du contreplaqué, elle dévoile des traces, des lignes quasi-imperceptibles et des frontières dentelées, qui rappellent la propre histoire (passée) du bois dans son état naturel. Pour certaines de ces oeuvres, Gagnon a même suivi avec une gouge les erreurs de manufacture pour suggérer la forme des lignes d’érosion. L’effet est celui d’une sorte de cartographie fictive ou de superpositions topographiques - l’histoire à niveaux multiples du bois est ainsi révélée tout comme le caractère naturel de toutes ses surfaces.

Une série de grands frottages au graphite et au fusain sur contreplaqué, que l’on peut voir à la galerie Eric Devlin, forme la base d’une autre exposition intitulée Rubbings, présentée à la galerie ZYPR de Toronto. Ces oeuvres sur papier suggèrent des paysages illusoires. Les formes sont ambiguës et les dimensions spatiales complètement imaginaires. L’échelle et les dimensions pourraient même être, parfois, qualifiées de dantesques. Les frottages au graphite évoquent de façon remarquable des associations figuratives malgré le fait qu’ils proviennent des surfaces anormales des contreplaqués gravés d’oeuvres antérieures. Le discours nature-culture prend ainsi un tour nouveau grâce au procédé de transfert entre matériaux très différents. Gagnon a récemment imprimé, par exemple, une série d’oeuvres sur papier produites par gaufrage à partir des mêmes oeuvres de contreplaqué gravé. Les résultats varient selon les matériaux, même s’ils proviennent tous de la même source (les contreplaqués). Les frottages sont comme autant de fenêtres, alors que les gaufrages sont surtout des surfaces objectivées. Les résultats de ces deux variations de procédés - l’un plus abstrait que l’autre - tirent leur force de l’élément de hasard, accidentel, inhérent aux matériaux d’origine naturelle comme le bois. Les résultats, tout comme le matériau et les procédés utilisés par Gagnon, ne peuvent finalement pas être contrôlés.

Dans d’autres oeuvres récentes, Gagnon recycle la sciure de bois et les copeaux de ses installations et de ses oeuvres murales, encrant certains copeaux et des sections de bois pour créer des estampes dont les formes fragmentaires suggèrent des paysages imaginaires. Les gravures qu’elle a créées à partir de copeaux imbibés d’encre et qui suggèrent des scènes de paysages “figuratifs” ont un caractère presque asiatique, oriental... On y trouve des allusions à des bateaux, à des oiseaux, à une hache, et un style et une présentation d’une simplicité presque calligraphique.

Les récentes oeuvres sur pied, longues de plusieurs éléments de contreplaqué, présentées à la galerie Eric Devlin, exploitent et jouent avec la linéarité tout en utilisant le flot naturel des lignes, des noeuds et des textures du bois, comme une toile de fond pour étudier les contextes où le bois - en tant que contreplaqué, sous toutes ses couches et superpositions - peut être réinventé. Le procédé qui consiste à retravailler le contreplaqué est un procédé de découverte. Il implique une lutte constante avec les matériaux, ses diverses forces et faiblesses spécifiques. La lutte produit un effet parfois fluide, parfois brisé et déchiqueté, ou encore laisse de vagues traces de formes menant vers d’autres variations d’éléments. Les erreurs de manufacture peuvent également être le point de départ pour la gravure du bois, tout comme le procédé d’élaboration par creusement et incisions mène éventuellement à de nouvelles formes.

Dans deux grandes oeuvres verticales créées spécifiquement pour l’exposition, Yechel Gagnon exploite les contextes et la nature du contreplaqué. Dans l’une de ces oeuvres, Mosaic Traces , elle a laissé toute une section verticale intacte, de bas en haut, le milieu de l’oeuvre ayant été creusé et gravé alors qu’elle dévoilait plusieurs couches du contreplaqué dans la section de droite. L’effet général suggère une sorte de cartographie, ou une histoire redécouverte inhérente au bois. Dans la deuxième oeuvre, intitulée Wood Topography, les sections intactes et les sections creusées et brûlées sont plus intégrées et moins linéaires. L’oeuvre devient la mosaïque d’une histoire artificielle et autonome, mais le bois - avec ses caractéristiques inhérentes et son histoire - reste une toile de fond constante.

 

Traduction : Monique Crépault

photo : Richard-Max Tremblay, Guy L'Heureux et Scott Silverthorn

Copyright © 2002 John K. Grande

 

 

 

©2001 Yechel Gagnon
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