Entrevue avec Yechel GagnonStéphane Aquin
Stéphane Aquin - Commençons par le commencement. Quand as-tu commencé à faire de l’art ? Yechel Gagnon - J’ai commencé à faire de l’art très jeune, car je souffrais d’un problème de langage. J’avais de la difficulté à parler, donc je me réfugiais dans cet espace de création où je me sentais à l’aise. Mes parents, qui viennent pourtant d’un milieu modeste, étranger à l’art, avaient compris cela, et m’encourageaient dans ce sens. Ils étaient toujours en train de m’acheter du matériel d’artiste, crayons, pinceaux, papier, car c’était vraiment le seul moyen que j’avais de communiquer. Le problème s’est ensuite résorbé, mais l’art est demeuré pour moi un mode de communication essentiel. S.A. - Que faisais-tu comme travail à l’époque ? Y.G. - De la peinture. Dans la veine de l’expressionnisme abstrait. J’étais vraiment dans la matière de la peinture, dans le geste, dans le pigment, c’était à la fois très physique et tout à fait abstrait. Je regardais les artistes qu’on aime toujours au commencement, Helen Frankenthaler, Frank Stella, Richard Diebenkorn. Les grands classiques de l’abstraction gestuelle, jusqu’à Jonathan Lasker. Rothko et Riopelle aussi m’ont inspirée jadis et je les apprécie encore beaucoup aujourd’hui. S.A. - Coïncidence, en 1996, au même moment où tu commences à utiliser le contreplaqué, le Musée des beaux-arts de l’Ontario, juste au coin de la rue, présente la grande exposition Paterson Ewen. Quel effet cela a-t-il eu sur toi ? Y.G. - Encore une fois, c’est un monde nouveau qui s’est ouvert à moi. Je n’avais pas encore vu son travail. Mes professeurs me disaient, va voir cet artiste, il travaille avec le contreplaqué lui aussi. Je me souviens, au vernissage – c’est encore très présent à ma mémoire – Paterson Ewen était à un mètre de moi, et je voulais lui dire à quel point j’étais captivée par ses grandes œuvres monumentales, à quel point son art m’avait touché profondément. J’étais tellement impressionnée que je ne l’ai pas approché, mais je suis retournée voir l’exposition cinq ou six fois au moins. S.A. - Ce faisant, tu n’es plus peintre, tu deviens sculpteur de bas-reliefs. Est-ce un renoncement à la peinture ? Y.G. - Je ne vois pas ça comme un renoncement mais plutôt comme une transformation. À cette époque, je considérais cela comme de la peinture. Je me rappelle qu’à la fin de mes études, j’avais gagné les honneurs de ma promotion en peinture, le « Painting Medal Award », et cela n’avait pas fait l’unanimité parmi mes collègues de classe, parce que je n’utilisais pas de peinture, justement. Et je me rappelle leur répondre : « Quand une peinture cesse-t-elle d’être une peinture ? Cela peut encore être une peinture même sans peinture. » Je jouais avec une image, avec la composition, avec les valeurs de ton, la gestualité, toutes choses picturales. En fait, même si je n’utilisais plus la peinture, je pensais en peintre. S.A. - Quand as-tu cessé de penser en peintre ? Y.G. - Tard. Après mes études de maîtrise à l’Université Concordia, à Montréal, où j’étais encore inscrite dans le programme de peinture, d’ailleurs. En 1999, j’ai fait un long voyage en France et en Espagne. Et ce fut une révélation, une autre ! Tout ce que j’avais appris dans les livres, notamment dans mes cours d’histoire de l’art à York, sans que cela me touche, je le découvrais dans ce voyage. Je redécouvrais l’histoire de l’art ! Et tout particulièrement les cathédrales gothiques qui eurent un effet déterminant sur ma façon de voir l’art. À partir de ce moment, l’architecture est devenue le paradigme dominant de ma pratique. S.A. - Dans Palimpseste, tu penses en architecte, en peintre, en sculpteur, en graveur. Y.G. - C’est vrai, dans Palimpseste, j’ai voulu que toutes ces disciplines soient présentes simultanément et se nourrissent les unes les autres. Ce sont toutes des choses qu’on retrouve dans les cathédrales, les vitraux, les bas-reliefs, les colonnes. Ces aspects étaient déjà esquissés dans mon travail antérieur. Dans Cross-ply, présenté à La Centrale, j’avais construit, autour d’une colonne de la galerie, une pièce en forme de maison. À l’extérieur, le contreplaqué était intact. À l’intérieur, toutes les surfaces étaient érodées. Je voyais cette installation à la fois comme une mise en abîme et un noyau de toutes les architectures réelles, celle de l’édifice, puis celle du pâté de maisons, puis celle de la ville, et ainsi de suite, à l’infini. À la suite de ce projet, je me suis intéressée au travail des architectes suisses, Herzog & de Meuron, leur approche très réflexive, leur exploration du matériau, l’importance qu’ils accordent aux maquettes et aux archives, particulièrement le dialogue qu’ils entretiennent avec l’art contemporain. S.A. - Es-tu également comme lui sensible aux philosophies orientales ? Y.G. - La peinture chinoise m’intéresse depuis plusieurs années. C’est un monde souvent sans couleurs. Les perspectives sont multiples, aériennes, frontales… Ce qui me touche particulièrement dans cette peinture, c’est le silence, le vide, cet espace où le pinceau n’a pas touché la surface et qui pourtant est riche d’information. C’est ce que je recherche dans mon propre travail, l’équilibre entre le vide et le signe, entre l’espace et la présence humaine, entre le naturel et l’artificiel. À ce sujet, j’ai toujours été fascinée par ces « Chinese Scholar Stones », des pierres à la fois étranges et belles, dont on ignore si elles sont le produit d’une érosion naturelle ou le fait de la main de l’homme. S.A. - Que trouves-tu de si fascinant dans le contreplaqué ? Y.G. - Le contreplaqué est un matériau de construction, le matériau de construction nord-américain par excellence. C’est un matériau exclusivement fonctionnel et toujours caché qu’on ne voit jamais. Et moi, je le prends et je fais l’inverse, je l’utilise, je le montre pour ce qu’il est. En fait, je renverse le processus de construction. J’arrache les couches de placage, je mets à jour les formes organiques, je cherche à en révéler et à en exploiter les qualités propres. C’est un matériau très riche sur le plan esthétique, dans lequel j’ai découvert tout un éventail de possibilités artistiques. S.A. - Agis-tu par conviction écologique ? Y.G. - Oui, j’aime le contreplaqué pour cette raison. Pendant mes études à Concordia, j’étais très intéressée par le travail des artistes de l’arte povera, à cause de leur utilisation de matériaux pauvres, mais aussi pour toute cette dialectique nature-culture qui est au cœur de leur réflexion. Dans ce sens-là, c’est un matériau qui provient au départ de la nature, c’est du bois, mais c’est un matériau transformé par l’homme à des fins industrielles. En soi c’est un signe de la relation complexe que nous entretenons avec la nature, car c’est un pont entre la destruction et la création, la destruction de l’environnement naturel et la construction de l’habitat humain. Ce lien avec la nature est au cœur de mon travail. Mais je tiens à préciser que je ne fais pas de l’art écologiste, je ne prêche rien, même si, dans l’atelier, j’agis de façon écologique, je récupère tous les restes de mon travail, le bran de scie, les copeaux, la poussière de bois… S.A. - Quel est ton sentiment devant une plage intacte de contreplaqué ? As-tu une Y.G. - C’est tout le contraire. J’utilise une toupie électrique, des ciseaux à bois, une sableuse, mais les deux outils premiers, c’est l’observation et c’est l’écoute. Avant de commencer, je regarde et je regarde le panneau, jusqu’à ce que je voie une image. Je n’impose pas ma propre image. Je la dégage de la surface du bois. Les nœuds, le grain, les marques et les défauts de fabrication du contreplaqué composent une forme de carte géographique, avec différentes routes. C’est à moi de choisir dans quelle direction je vais. Cela peut sembler bizarre, mais je sens que j’ai une relation avec le contreplaqué. Il faut que je sois attentive à ce qu’il me dit. Avant que je commence à graver, je regarde. S.A. - C’est un dialogue avec la matière. Y.G. - Oui. J’écoute ce que la matière me dit, mais aussi j’y réponds avec mon propre langage. S.A. - Ce n’est pas une position dogmatique ou autoritaire comme celle des peintres expressionnistes abstraits que tu suivais au début. Est-ce une position féministe ? Y.G. - Non, je ne pense pas comme ça, je n’ai pas de motif politique. Cela vient d’un respect pour le matériau. Il doit y avoir une harmonie entre le matériau, l’outil et l’artiste. Si je dois trouver un parallèle, c’est celui de la création des totems dans les cultures aborigènes. Quand les sculpteurs amérindiens créent ces totems, ils sont habités d’un respect absolu pour le bois, qui est un élément vivant. Il faut qu’il y ait un respect. Une écoute. Une réceptivité. Une disponibilité de l’esprit. S.A. - Dans ce sens-là, l’atelier est le lieu d’une relation avec le monde qui est aussi bien éthique qu’esthétique. Y.G. - Oui. L’atelier n’est pas un lieu hors-monde. Tout s’y projette. L’art et la vie sont intimement reliés. Tout s’interpénètre. Ce que je vis dans l’atelier, je le vis de manière globale dans ma relation avec l’environnement.
Copyright © 2004 Yechel Gagnon & Stéphane Aquin
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