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Vide et Plein

 

Cela fait maintenant plusieurs années que j’utilise l’encre comme outil de méditation dans une démarche introspective me permettant d’atteindre un état d’esprit particulier avant de graver mes bas-reliefs sur contreplaqué. Au fil du temps, ce qui n’était au départ qu’un travail préparatoire en vint à acquérir une valeur artistique propre : après plusieurs années consacrées à la sculpture, au dessin, à la gravure et à la réalisation d’installations, le vocabulaire spécifique lié à l’utilisation d’un médium liquide a ainsi refait surface dans ma production. J’étais redevenue fascinée par les possibilités du pinceau, par la richesse de l’encre et de ses qualités d’évocation. L’encre contient beaucoup plus que simplement ses pigments noirs: elle est complète en elle-même et comporte la faculté d’évoquer toutes les teintes. La noirceur de l’encre n’est donc pas un symbole de deuil ou de tristesse, mais plutôt une concentration extrême de toutes les couleurs et de tous les tons de notre environnement se traduisant dans la gradation séparant le gris le plus pâle du noir le plus profond.

Ce renouveau d’intérêt pour le travail à l’encre est lié à ma récente exposition intitulée Palimpsest (2004), dans laquelle j’ai voulu intégrer des éléments picturaux occidental et oriental. Cette démarche se poursuit dans la présente exposition pour la Galerie Moore, alors que je présente pour la première fois simultanément des œuvres sur contreplaqué et des encres sur papier. J’ai été très intéressée par la possibilité de créer un dialogue entre deux formes d’expression à la fois aussi différentes mais présentant également plusieurs similarités. Le contraste entre les couleurs chaudes du bois, dans toute sa solidité et sa physicalité, et la profondeur de l’encre, dont l’evanescente fluidité est captée par la fragilité du papier, crée une atmosphère contemplative spécifique au type d’environnement que mes expositions tentent de créer.

Cette idée d’éléments opposés et pourtant indissociables, inhérente au théorème Vide et Plein, porte en elle-même un questionnement quant aux similarités des deux productions présentées. On remarque en fait que le souci de stratification et d’étalage par couches qui caractérise ma production se retrouve dans les deux types d’œuvres. En effet, chacun de ces média procède par couches successives, que ce soit par addition ou par soustraction. Dans chaque cas, lorsqu’un geste est sculpté ou peint, il ne peut être repris; chaque trace est absorbée par le papier ou gravée dans le bois de façon irrémédiable. En quelque sorte, la gestuelle du pinceau répond en écho aux marques gravées dans le contreplaqué; le caractère immédiat de l’encre évoque la vitesse et la puissance de la toupie creusant le bois car dans les deux cas chaque intervention se traduit par une marque indélébile. En conséquence, malgré la palette limitée imposée par les matériaux et les procédés employés, ces deux techniques permettent un large éventail de possibilités où les nuances et les variations d’intensité permettent au spectateur de voir et d’imaginer ce qui n’est en fait que suggérée.

En tenant compte des parallèles et des oppositions liant ces deux types d’œuvres, le titre Vide et Plein trouve sa pertinence à plusieurs égards. Outre la notion de dualité, le titre de l’exposition renvoie également à un livre important sur le langage pictural chinois écrit par François Cheng. Ce très bel ouvrage n’a pas été utilisé comme instrument didactique, mais plutôt comme une source d’inspiration pour aborder le concept primordial de microcosme. En effet, toute peinture dans la grande tradition chinoise s’efforçait de représenter l’équilibre entre les forces conflictuelles régnant dans l’univers. Selon toute évidence, l’absence, le vide ne peut exister sans la présence, le plein, mais la spécificité de la conception chinoise du vide est qu’il relève d’un principe actif plutôt que passif. Le vide est le lieu où toute transformation prend place, là où les éléments peuvent interagir et permettre la transmutation et l’évolution de la matière et des êtres.

 

Yechel Gagnon
Suède, Août 2005

 

Traduction: Nicolas Masino

 

 

 

 

 

©2001 Yechel Gagnon