Correspondances
Mélanie Beauregard
Deux artistes, une exposition.
Correspondances, signée Yechel Gagnon et Alexandre Masino, nous propose le double défi de voir les distances et les proximités – les intimités – entre les œuvres de chacun des artistes. Si le duo d’artistes lui-même peut étonner le sceptique, l’expérience vécue devrait l’étonner davantage en le confondant : il sera doucement happé par la richesse des dialogues qui s’engagent entre deux œuvres qui ont, en apparence, si peu en commun.
En effet, peut-il y avoir unité là où il semble n’y avoir que diversité?
Là où il y a bois répond la cire.
Là où il y a abstraction répond la figuration.
Là où il y a matité répond la brillance.
Là où il y a solidité répond la vibration.
Pourtant, malgré que les médiums, les techniques et les langages diffèrent, nous nous retrouvons devant une unité probante.
Il y a la pérennité des matériaux naturels.
Il y a la force de l’exécution.
Il y a le relief et les textures.
Il y a la stratification.
Il y a le paysage.
Surtout, il y a le paysage. Qu’il soit évoqué ou représenté, imaginé ou réel, inventé ou réinventé, toujours il invite à la contemplation, à la méditation.
Avec et par-delà le paysage, il y a la subtile intention de lever les frontières obstinées entre l’art abstrait et l’art figuratif : autrefois érigées pour éviter d’inavouables héritages et d’indésirables métissages, ces frontières sont désormais désuètes.
[E]ntre tradition et modernité il y a un pont. Isolées, les traditions se pétrifient et les modernités se volatilisent; ensemble, elles se complètent : la modernité aiguillonne la tradition, de son côté, la tradition est le répondant de la modernité, elle lui donne poids et gravité. […]. Simultanéité de temps et de présences […]. Alors, les portes de la perception s’entrouvrent et apparaît l’autre temps, le vrai, celui que nous cherchions sans le savoir : le présent, la présence.1
Octavio Paz
C’est en choisissant sciemment d’ignorer toutes les frontières, en un lieu et un temps déterminés, que surgissent les multiples correspondances. C’est en refusant les catégorisations, momentanément, que l’impensé se manifeste.
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Deux ateliers, un escalier.
Correspondances met en relation, dans un espace commun, les tableaux respectifs des artistes.
Pénétrer dans cet espace partagé, ce n’est pas entrer tour à tour dans l’atelier de chacun des artistes, c’est voir chacun des artistes entrer quotidiennement dans l’atelier de l’autre et l’animer de sa singulière présence; c’est assister à leur va-et-vient quotidien dans l’escalier les reliant. Un escalier – espace vide, lieu de passage, jamais destination – où transitent les concepts, les intentions et les déterminations; un escalier que l’on emprunte – confiant, hésitant, empressé – vers chez-soi ou vers l’autre; un escalier entre deux lieux mêmes et autres.
De cet espace partagé se dégage une aura : ici, l’intimité est dévoilée. Dans cet espace partagé s’élève une rumeur : les tableaux témoignent de l’échange quotidien des artistes sur leur art – lorsque l’admiration inspire et que la critique est cardinale, emprunter l’escalier est un passage à vide favorisant l’intégration du dialogue enrichissant qui conduira à la transformation de l’œuvre. Par leur murmure harmonieux, les tableaux confient que les voix divises se conjuguent dans des langages visuels qui s’abreuvent aux mêmes sources.
C’est dans cet espace temporairement partagé que ces œuvres révèlent sans timidité leurs passages secrets. Il faut entrer, se mouvoir dans cet espace, se placer devant – puis entre – chaque tableau; il faut d’abord y être physiquement investi, mimétisme du corps à corps dynamique entre l’artiste et la matière; pour vivre cette expérience particulière à laquelle nous convient ces artistes, il faut être préparé à ressentir cet « étonnement » que Baudelaire chérissait comme « une des grandes jouissances causées par l’art », et convenir avec lui que parfois « les artistes les plus opposés par leur méthode évoquent les mêmes idées et agitent en nous des sentiments analogues »2.
Laissons cet étonnement agir en plein cœur de soi. Résistons à la tentation de le contenir, de le rationaliser : laissons-nous envahir. Puis ensuite, ensuite seulement, nous serons aptes à distinguer les unités diversifiées de cette composition, habiles à les assembler afin de lire la phrase proposée, disposés à comprendre le sens créé par l’exposition Gagnon - Masino.
Nous sommes en présence d’un rare couple d’artistes qui, tout en faisant œuvre à part, ressent, de l’intérieur, toutes ses complicités artistiques, et choisit d’exposer, de composer, le récit de leurs correspondances.
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Deux œuvres, une genèse.
Si, malgré les différences entre les deux œuvres entremêlées dans cette exposition, nous ressentons une unité, ou mieux, une chimie, pour l’expliquer il nous faut chercher au cœur des tableaux eux-mêmes, chercher autrement, chercher dans le tableau ce qui préexistait à sa création.
Le processus de création de ces œuvres stratifiées se compose autant d’additions de matière brute – les couches des bois colorés ou de cire pigmentée – que de soustractions à même cette matière – la toupie et le chalumeau travaillant les matériaux – pour atteindre enfin la matière transmuée exprimant le concept original, puis les idées venues le transformer ; processus qui révèle également toute l’énergie de l’exécution : les tableaux exhibent fièrement les traces de leur matérialisation.
Plus encore, ces œuvres sont métaphoriquement stratifiées : il nous faut gratter les tableaux de Masino pour découvrir leurs références intrinsèques à l’histoire de l’art comme il nous faut graver les tableaux de Gagnon pour revisiter la peinture abstraite.
Mais, sur le plan formel, ces deux œuvres demeurent différentes. Ce fait, habituellement, nous oblige à les penser en tant qu’univers distincts. Mais ce serait négliger un autre fait, fondamental celui-là, à savoir que l’artiste est en relation constante avec son art, qu’il ait ou non ses « outils » de créateur en main, qu’il soit ou pas devant son tableau. La réflexion, les recherches, les influences et fréquentations des autres artistes, les lectures, le développement de techniques propres au matériau choisi concourent au travail – à la réalisation – du tableau que nous regardons. Toute création s’inscrit dans une genèse plurielle et mouvante, une genèse alimentée par un travail complexe et constant.
Correspondances existe à partir de cette genèse et nous invite à découvrir ce qui en découle.
Une lecture globale de l’exposition révélera que les deux artistes sont influencés, entre autres, par une certaine philosophie asiatique et son esthétisme. Nous avons déjà ressenti que les tableaux nous renvoient à notre intériorité. C’est qu’ils assument leur spiritualité autant que leur matérialité esthétique. En effet, nous ne sommes pas en présence de tableaux tapageurs, mais plutôt de tableaux qui s’insinuent dans l’être tout entier, lui rappelant que les questionnements et les mystères sont souvent plus bénéfiques et plus enrichissants que les réponses et les évidences. Nous voilà donc seuls et accompagnés, isolés et entourés, perdus et retrouvés : entre le spectateur et le tableau, il y a le vide nécessaire à la naissance d’une relation engageante.
En chinois, l’expression Montagne-Eau signifie, par extension, le paysage. […] La Montagne et l’Eau constituent, aux yeux des Chinois, les deux pôles de la nature; […] Aux deux pôles de l’univers correspondent les deux pôles de la sensibilité humaine. […] Dans ce contexte, peindre la Montagne et l’Eau, c’est faire le portrait de l’homme, non pas tant son portrait physique (encore que cet aspect n’en soit pas absent), mais plus encore celui de son esprit […].3
François Cheng
Gagnon et Masino, dans cette exposition, nous offrent les territoires visités par leurs sensibilités et cartographiés par leur esprit. C’est pourquoi nous ne voyons pas de rupture entre un tableau signé Gagnon et un tableau signé Masino, mais plutôt les différentes expressions des territoires intérieur-extérieur qu’ils cultivent.
Regarder ces paysages c’est aussi ouvrir une fenêtre pour entrer en soi. Encore. Et encore. Parce que ces paysages sont inépuisables.
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Et nous aurons relevé le double défi proposé par Correspondances lorsque nous aurons deviné qu’il n’est en fait qu’un leurre : en déchiffrant les véritables signes nous comprenons que les distances et les proximités sont les subjectivités des langages générés par deux artistes communicants.
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Deux artistes, un couple; deux ateliers, un escalier; des tableaux, une fenêtre. Entre chacun, le vide essentiel. Pour vivre. Pour créer.
Mélanie Beauregard
Le texte du catalogue de l’exposition Correspondances a été écrit à la demande des artistes Yechel Gagnon et Alexandre Masino, avec leur complicité, et à la suite d’un enrichissant travail de collaboration à divers projets, sans oublier les fréquentes et privilégiées déambulations dans l’escalier entre leur atelier respectif.
Mélanie Beauregard enseigne la littérature au Collège Édouard-Montpetit.
1 Paz, Octavio, La quête du présent : Discours de Stockholm, Paris, Gallimard, 1991, p. 24, 35-36.
2 Baudelaire, Charles, « Exposition universelle 1855 », Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1980, p. 725.
3 Cheng, François, Vide et plein. Le langage pictural chinois, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1991, p. 92-93
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