Yechel Gagnon - Documents
Geneviève Chevalier
"J’étais pareil en cela à Elstir qui, obligé de rester enfermé dans son atelier, certains jours de printemps où savoir que les bois étaient pleins de violettes lui donnait une fringale d’en regarder, envoyait sa concierge lui en acheter un bouquet; alors, attendri, halluciné, ce n’est pas la table sur laquelle il avait posé le petit modèle végétal, mais tout le tapis des sous-bois où il avait vu autrefois, par milliers, les tiges serpentines, fléchissant sous leur bec bleu, qu’Elstir croyait avoir sous les yeux comme une zone imaginaire qu’enclavait dans son atelier la limpide odeur de la fleur évocatrice."
Marcel Proust (1)
Les œuvres sculpturales d’Yechel Gagnon ont un étonnant pouvoir d’évocation. Peut-être parce qu’elles ne mettent pas le doigt sur une chose particulière, mais laissent la porte ouverte à toute une série d’associations d’idées que pourrait avoir celle ou celui qui regarde. La matière est au cœur de la pratique de Gagnon. La stratification du contreplaqué est pour elle synonyme d’invitation à la découverte, qu’elle entreprend à l’aide d’un arsenal d’outils spécialisés. L’artiste se laisse d’abord imprégner de ses grands panneaux de bois, jusqu’à ce que prenne forme devant elle une image, issue du relief et des teintes naturelles de la matière. C’est alors qu’elle se met au travail et fait glisser à la surface, puis pénétrer en profondeur, les outils fouilleurs. L’univers d’Yechel Gagnon est un terreau fertile pour nombre de formes, qui évoquent autant les cartes topographiques que les paysages chinois. Ici, on fait référence à des espaces inventés, des endroits fictifs, nés de la rencontre dans l’atelier entre la matière et l’artiste. Pour elle, infinies sont les possibilités offertes par ce matériau rencontré la première fois en 1996, alors qu’elle était encore étudiante à l’École d’art et de design de l’Ontario à Toronto. L’exposition qui tenait à ce moment l’affiche au Musée des beaux-arts de l’Ontario – une rétrospective du travail de l’artiste canadien Paterson Ewen – a sans doute agi comme un élément catalyseur. Ewen compte assurément parmi les influences de Gagnon, ne serait-ce que par son utilisation du contreplaqué et par l’intérêt qu’il portait au paysage et aux phénomènes naturels. Il est intéressant de noter, malgré une grande différence d’approche, les similitudes qui existent entre deux œuvres comme Satan’s Pit, réalisée en 1991 par Ewen, et Vortex, créée en 2007 par Gagnon. Agissant un peu à la manière de passages, toutes deux nous attirent en leur centre et nous entraînent vers une autre réalité.
Au cours des dernières années, Yechel Gagnon a, de façon quasi naturelle, rattaché de plus en plus ses créations à des lieux bien réels. On remarque qu’un glissement s’est opéré : de l’œuvre qui constitue un univers en soi, on passe à celle qui englobe un lieu, repousse ses propres limites spatiales et étend la portée de son discours à ce qui l’entoure – soit l’espace architectural. Selon les propos de l’artiste, l’architecture et ce qui touche à la pratique de cette discipline (l’expérimentation avec la matière par des architectes comme Herzog & de Meuron, par exemple) sont pour elle une source d’inspiration intarissable. L’utilisation du contreplaqué n’est sans doute pas étrangère à cette fascination, puisque le matériau évoque bien évidemment le bâti. Il fait partie des constituants fondamentaux de nos paysages architecturaux. Gottfried Semper, un architecte théoricien ayant fortement marqué Herzog & de Meuron, a établi un lien entre les œuvres d’art et l’architecture dans l’Antiquité. Pour lui, « L’ossature marque (...) le tout premier point de rencontre entre l’art et l’architecture, à savoir par le geste d’attacher du tissu à un poteau . »(2) On pourrait avancer que l’élément contreplaqué dans l’œuvre d’Yechel Gagnon relève à la fois de l’ossature et du revêtement, qu’il fait le pont entre l’architecture et l’art.
Hoarding, 2006
L’installation Hoarding (palissade, en anglais) est une œuvre clé dans l’évolution de la pratique d’Yechel Gagnon. Résidente du Vieux-Longueuil, l’artiste possédait, il y a de cela quelques années, un atelier dans le quartier ouvrier de Saint-Henri, à Montréal. Amenée à faire la navette quotidiennement entre les deux villes, Gagnon a entrepris de documenter les divers chantiers qu’elle rencontrait sur son parcours. Elle a ainsi créé une banque d’images de chantiers de construction. C’est à la suite de cela qu’elle a eu l’idée d’inclure l’un de ces sites dans une œuvre : les panneaux de Hoarding tiennent en quelque sorte le rôle de palissade de chantier. Ce qui est particulièrement intéressant dans ce geste, c’est la volonté d’inscrire l’œuvre dans quelque chose de réel, qui évolue, dans un lieu où des gens travaillent. Un écriteau sur lequel l’artiste invitait les passants à modifier l’œuvre accompagnait les panneaux. Yechel Gagnon a passé quatre mois à documenter quotidiennement à la fois l’évolution du chantier et celle de la palissade. Le temps et les éléments ont fait leur travail, tout comme les ouvriers du chantier qui, à mesure que les travaux avançaient, retiraient certains panneaux devenus gênants.
Hoarding a été en perpétuelle évolution, modifiée par les passants et les ouvriers – bref, par les acteurs du quartier. Elle s’est combinée au chantier lui-même, au bâtiment en construction, et est devenue, en quelque sorte, un élément architectural. On peut aujourd’hui suivre le fil des événements ayant entouré la réalisation de l’œuvre grâce aux photographies prises par l’artiste. Quelques-unes de ces images sont réunies dans le cadre de l’exposition Documents et accompagnent les panneaux de contreplaqué. Certains des panneaux sont installés dans l’espace de la galerie d’art Foreman, tandis que d’autres sont exposés à l’extérieur du foyer du théâtre Centennial, adjacent à la galerie. Les visiteurs peuvent donc voir les panneaux à travers les vitres du hall du théâtre, entre les grands pins. Ici encore, Hoarding se combine avec le bâtiment lui-même.
Maison de thé, 2007
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Exposition Documents, 2007
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Cette idée de construction dont l’existence est liée à celle du bâtiment nous rappelle le travail de l’artiste et théoricien de l’architecture Melvin Charney, qui vit et travaille à Montréal. Avec l’œuvre Streetwork, réalisée en 1978, Charney était parvenu à animer le bâtiment : il s’agissait d’une construction schématique de contreplaqué qui se dressait dans la salle d’exposition du Musée des beaux-arts de l'Ontario et qui poursuivait sa course jusque dans la rue, entraînant ainsi le musée dans son sillage. On pouvait alors appréhender à la fois l’œuvre de l’intérieur du musée et de l’extérieur. Charney a utilisé les mots palissade de chantier pour décrire la section de l’œuvre qui se trouve à l’intérieur de la galerie et pour l’extérieur, il évoquait plutôt un prolongement futur du bâtiment lui-même. Streetwork ouvrait l’enveloppe de l’édifice : « Le mur inséré est plus fragile que le mur existant et peut être vu comme faisant ou ne faisant pas partie du bâtiment. La construction en bois de ce mur relativise la matérialité de l’édifice. Au dehors, il peut devenir le coffrage temporaire d’un prolongement éventuel des murs de béton permanents du bâtiment. À l’intérieur, il suggère une palissade de chantier ou une construction ultérieure »(3). Hoarding agit de la même façon, en plus de faire référence à un événement qui a eu lieu dans le Vieux-Longueuil et d’en témoigner – en somme, la construction simultanée de l’œuvre et du bâtiment se charge de redéfinir l’expérience que nous avons de l’espace de la galerie d’art Foreman. Nous n’envisageons pas uniquement les qualités intrinsèques de l’œuvre, mais la relation dynamique que celle-ci entretient avec la construction architecturale. La structure du bâtiment est révélée : il s’agit d’une série de plans à l’intérieur desquels on circule… et auxquels se combinent les panneaux de contreplaqué.
Cette notion d’addition d’éléments à une structure architecturale existante est récurrente dans la pratique récente d’Yechel Gagnon. Hoarding en est un exemple, tout comme l’est St-Henri, une œuvre qui demeure, jusqu’à présent, à l’état de projet sur papier. De la fenêtre de son atelier de Saint-Henri, Gagnon pouvait apercevoir les piliers de l’autoroute Ville-Marie et les graffitis qui les recouvrent. Résultat du grand projet de modernisation de la ville de Montréal au cours des années 1960, l’autoroute surélevée a eu un impact majeur sur les quartiers avoisinants et sur leurs habitants. Lors de sa construction, on a dû déplacer des gens, démolir des immeubles d’habitation et rompre le tissu urbain. Avec l’apparition des autoroutes, des zones résiduelles ont émergé, sortes de no man’s land. Les portions de terrain qui se situent sous les bretelles des autoroutes ont bientôt été récupérées par les graffiteurs et aussi parfois par certains artistes, tels que le collectif montréalais SYN- qui, en 2001, a mis sur pied un projet intitulé Hypothèse d’amarrage, au cours duquel des tables de pique-nique ont été installées dans divers lieux de la ville – stationnements, bordures d’autoroutes, terrains vagues, etc. Ce questionnement par rapport à l’utilisation que nous faisons du mobilier et de l’environnement urbains occupe une place prépondérante chez certains artistes, habitants des villes. La colonne de contreplaqué d’Yechel Gagnon reprend ce même questionnement et l’amène un peu plus loin. Le matériau qui la constitue la distingue de la structure de béton de l’autoroute, bien qu’elle en mime la forme. Ce caractère singulier bouleverse la lecture que l’on fait du paysage urbain qui nous est familier : d’un seul coup, on comprend que ce dispositif de bois n’est pas réel, puis on imagine une autoroute précaire appuyée sur des structures de bois. Et peut-être notre esprit s’envole-t-il du côté du « naturel », peut-être a-t-on des visions de vastes forêts verdoyantes… Bref, une brèche s’est ouverte, qui nous révèle le langage architectural de la ville, soudainement devenue décor.
St. Henri, 2004
L’exposition Documents est aussi l’occasion de dévoiler Vortex, l’œuvre permanente d’Yechel Gagnon qui orne désormais le portail du hall du théâtre Centennial et qui a été réalisée grâce au programme d’intégration des arts à l’architecture(4). L’artiste s’est inspirée cette fois-ci principalement du campus verdoyant de l’Université Bishop et de ce qui se déroule à l’intérieur du théâtre Centennial, sur la scène entourée de gradins en arc de cercle. Le Théâtre est un lieu de découverte, où sont présentés spectacles de danse, concerts et pièces de théâtre. Le mot Vortex a été choisi par l’artiste comme titre et thème de l’œuvre, car il est synonyme de mouvement spiroïdal, qui décroît et s’engouffre en son centre. Comme il a été mentionné plus haut dans le texte, l’œuvre agit comme une sorte de passage, elle reprend la forme circulaire du lieu et se nourrit de ce qui se déroule à l’intérieur du théâtre.
Vortex, 2007
Le mouvement est au cœur de l’art car, par définition, celui-ci a le pouvoir de susciter l’émotion chez la personne qui regarde, de bouleverser sa vision du monde et d’ébranler ses certitudes. Pour l’une des toutes premières fois dans la pratique d’Yechel Gagnon, la forme des trois sculptures qui composent Vortex n’a pas été uniquement inspirée par la matière, mais aussi par le geste. Sous forme de croquis au fusain, la recherche formelle entreprise par l’artiste lors de la conception de Vortex est documentée. Il ne s’agit plus uniquement de lire la matière, mais aussi et surtout de faire naître à sa surface quelque chose qui fait écho à la nature du lieu, offrant ainsi au public une fenêtre sur ce qui l’attend, une fois le portail passé.
Croquis Vortex, 2007
(1) La Prisonnière, Paris, Gallimard, 1989, p. 129-130.
(2) Kurt W. Forster, « Pièces pour quatre mains et plus », Philippe Ursprung (sous la direction de), Herzog & de Meuron, Histoire naturelle , Montréal, Centre Canadien d'Architecture et Lars Muller Publishers, 2002, p. 53.
(3) Melvin Charney, Paraboles et autres allégories : l'oeuvre de Melvin Charney, 1975-1990 , Montréal, Centre Canadien d'Architecture, 1991, p. 81.
(4) Le programme d'intégration de l'art à l'architecture, mieux connu sous le nom de 1 %, fourni des oeuvres pour toute construction ou aménagement d'un édifice qui requiert un coût minimal de 150 000 $ et qui bénéficie d'une subvention gouvernementale.
photo : Y.Gagnon, Richard-Max Tremblay and François Lafrance.
©2007 "Documents" Geneviève Chevalier