Entrevue avec Yechel Gagnon
Stéphane Aquin
Stéphane Aquin - Commençons par le commencement. Quand as-tu commencé à faire de l’art ?
Yechel Gagnon - J’ai commencé à faire de l’art très jeune, car je souffrais d’un problème de langage. J’avais de la difficulté à parler, donc je me réfugiais dans cet espace de création où je me sentais à l’aise. Mes parents, qui viennent pourtant d’un milieu modeste, étranger à l’art, avaient compris cela, et m’encourageaient dans ce sens. Ils étaient toujours en train de m’acheter du matériel d’artiste, crayons, pinceaux, papier, car c’était vraiment le seul moyen que j’avais de communiquer. Le problème s’est ensuite résorbé, mais l’art est demeuré pour moi un mode de communication essentiel.
C’est donc tout naturellement, plus tard, que je me suis engagée dans la voie artistique. J’ai entrepris mes études à l’Université York, à North York, près de Toronto. J’étais inscrite au département des beaux-arts, mais c’était un programme très théorique, il y avait peu de cours d’atelier, de peinture, de dessin, de sculpture. Après deux ans de ce régime, j’ai éprouvé le besoin de me retrouver dans un milieu plus actif, et je me suis donc inscrite au programme de l’Ontario College of Art and Design à Toronto. Et là, un monde nouveau s’est ouvert à moi. Tous les professeurs étaient des artistes professionnels qui exposaient dans les galeries, dans les musées, ce que je n’avais jamais connu. Paul Sloggett m’a beaucoup encouragée par ses conseils. John Scott aussi, qui nous répétait qu’il nous fallait trouver notre propre stratégie pour réussir dans le monde de l’art. Donc c’est là que j’ai compris que je pouvais faire de l’art une carrière. Et moi-même, dès ma deuxième année, je commençais à exposer mon travail en galerie.
S.A. - Que faisais-tu comme travail à l’époque ?
Y.G. - De la peinture. Dans la veine de l’expressionnisme abstrait. J’étais vraiment dans la matière de la peinture, dans le geste, dans le pigment, c’était à la fois très physique et tout à fait abstrait. Je regardais les artistes qu’on aime toujours au commencement, Helen Frankenthaler, Frank Stella, Richard Diebenkorn. Les grands classiques de l’abstraction gestuelle, jusqu’à Jonathan Lasker. Rothko et Riopelle aussi m’ont inspirée jadis et je les apprécie encore beaucoup aujourd’hui.
J’ai donc commencé en peinture. Et je suis passée au contreplaqué à la faveur d’un exercice académique. Dans un de ses cours, Paul Sloggett nous a demandé de peindre sur un support autre que la toile. J’avais trouvé un morceau de contreplaqué et j’ai donc produit une peinture abstraite sur contreplaqué. C’était en 1996.
S.A. - Coïncidence, en 1996, au même moment où tu commences à utiliser le contreplaqué, le Musée des beaux-arts de l’Ontario, juste au coin de la rue, présente la grande exposition Paterson Ewen. Quel effet cela a-t-il eu sur toi ?
Y.G. - Encore une fois, c’est un monde nouveau qui s’est ouvert à moi. Je n’avais pas encore vu son travail. Mes professeurs me disaient, va voir cet artiste, il travaille avec le contreplaqué lui aussi. Je me souviens, au vernissage – c’est encore très présent à ma mémoire – Paterson Ewen était à un mètre de moi, et je voulais lui dire à quel point j’étais captivée par ses grandes œuvres monumentales, à quel point son art m’avait touché profondément. J’étais tellement impressionnée que je ne l’ai pas approché, mais je suis retournée voir l’exposition cinq ou six fois au moins.
Au commencement, j’étais influencée par son travail, évidemment. Je me suis mise à graver le bois et, sur cette surface gravée, je peignais à l’acrylique. Et j’ai fait cela pendant quelque temps. Jusqu’à ce que je prenne conscience qu’il y avait tellement de couleurs naturelles dans le bois, que c’était une contradiction d’y rajouter de la peinture. J’étais plus intéressée à travailler avec le langage propre du contreplaqué, qu’à poser mon image sur le bois, comme le faisait Ewen.
S.A. - Ce faisant, tu n’es plus peintre, tu deviens sculpteur de bas-reliefs. Est-ce un renoncement à la peinture ?
Y.G. - Je ne vois pas ça comme un renoncement mais plutôt comme une transformation. À cette époque, je considérais cela comme de la peinture. Je me rappelle qu’à la fin de mes études, j’avais gagné les honneurs de ma promotion en peinture, le « Painting Medal Award », et cela n’avait pas fait l’unanimité parmi mes collègues de classe, parce que je n’utilisais pas de peinture, justement. Et je me rappelle leur répondre : « Quand une peinture cesse-t-elle d’être une peinture ? Cela peut encore être une peinture même sans peinture. » Je jouais avec une image, avec la composition, avec les valeurs de ton, la gestualité, toutes choses picturales. En fait, même si je n’utilisais plus la peinture, je pensais en peintre.
S.A. - Quand as-tu cessé de penser en peintre ?
Y.G. - Tard. Après mes études de maîtrise à l’Université Concordia, à Montréal, où j’étais encore inscrite dans le programme de peinture, d’ailleurs. En 1999, j’ai fait un long voyage en France et en Espagne. Et ce fut une révélation, une autre ! Tout ce que j’avais appris dans les livres, notamment dans mes cours d’histoire de l’art à York, sans que cela me touche, je le découvrais dans ce voyage. Je redécouvrais l’histoire de l’art ! Et tout particulièrement les cathédrales gothiques qui eurent un effet déterminant sur ma façon de voir l’art. À partir de ce moment, l’architecture est devenue le paradigme dominant de ma pratique.
S.A. - Dans Palimpseste, tu penses en architecte, en peintre, en sculpteur, en graveur.
Y.G. - C’est vrai, dans Palimpseste, j’ai voulu que toutes ces disciplines soient présentes simultanément et se nourrissent les unes les autres. Ce sont toutes des choses qu’on retrouve dans les cathédrales, les vitraux, les bas-reliefs, les colonnes. Ces aspects étaient déjà esquissés dans mon travail antérieur. Dans Cross-ply, présenté à La Centrale, j’avais construit, autour d’une colonne de la galerie, une pièce en forme de maison. À l’extérieur, le contreplaqué était intact. À l’intérieur, toutes les surfaces étaient érodées. Je voyais cette installation à la fois comme une mise en abîme et un noyau de toutes les architectures réelles, celle de l’édifice, puis celle du pâté de maisons, puis celle de la ville, et ainsi de suite, à l’infini. À la suite de ce projet, je me suis intéressée au travail des architectes suisses, Herzog & de Meuron, leur approche très réflexive, leur exploration du matériau, l’importance qu’ils accordent aux maquettes et aux archives, particulièrement le dialogue qu’ils entretiennent avec l’art contemporain.
Je me rappelle d’un propos de Francis Bacon, qui disait à peu près ceci : « Il faut lire de la poésie, il faut écouter de la musique, il faut voir de l’art, non pas pour connaître, mais pour ressentir. » Et pour moi ces voyages, ces architectures visitées, furent l’occasion de ressentir ces émotions qui servaient comme point de départ pour concevoir mes projets, comme un élément de méditation qui m’aidait à formuler des idées pour mes projets.
S.A. - C’est toute la différence entre l’œuvre comme spectacle et l’œuvre comme expérience.
Y.G. - C’est ce que je voulais faire dans Palimpseste, créer le lieu d’une expérience unique, d’un voyage à travers l’espace. Tout l’espace de la galerie est intégré dans l’œuvre, à travers les colonnes, les murales, les perspectives d’une pièce à l’autre. Je ne veux pas que l’émotion éprouvée par les visiteurs s’évapore dès la sortie, je veux qu’ils connaissent une expérience méditative. Et qu’en sortant, ils ne voient plus le monde tout à fait de la même manière. Je pense que l’art a ce pouvoir de transcender son temps et de nous faire voir le monde autrement. J’ai été très nourrie dans cette réflexion par l’œuvre de Bill Viola, dont j’ai vu une rétrospective lors d’un voyage à New York, une œuvre qui explore les thèmes fondamentaux, la vie, la mort, l’au-delà.
S.A. - Es-tu également comme lui sensible aux philosophies orientales ?
Y.G. - La peinture chinoise m’intéresse depuis plusieurs années. C’est un monde souvent sans couleurs. Les perspectives sont multiples, aériennes, frontales… Ce qui me touche particulièrement dans cette peinture, c’est le silence, le vide, cet espace où le pinceau n’a pas touché la surface et qui pourtant est riche d’information. C’est ce que je recherche dans mon propre travail, l’équilibre entre le vide et le signe, entre l’espace et la présence humaine, entre le naturel et l’artificiel. À ce sujet, j’ai toujours été fascinée par ces « Chinese Scholar Stones », des pierres à la fois étranges et belles, dont on ignore si elles sont le produit d’une érosion naturelle ou le fait de la main de l’homme.
S.A. - Que trouves-tu de si fascinant dans le contreplaqué ?
Y.G. - Le contreplaqué est un matériau de construction, le matériau de construction nord-américain par excellence. C’est un matériau exclusivement fonctionnel et toujours caché qu’on ne voit jamais. Et moi, je le prends et je fais l’inverse, je l’utilise, je le montre pour ce qu’il est. En fait, je renverse le processus de construction. J’arrache les couches de placage, je mets à jour les formes organiques, je cherche à en révéler et à en exploiter les qualités propres. C’est un matériau très riche sur le plan esthétique, dans lequel j’ai découvert tout un éventail de possibilités artistiques.
S.A. - Agis-tu par conviction écologique ?
Y.G. - Oui, j’aime le contreplaqué pour cette raison. Pendant mes études à Concordia, j’étais très intéressée par le travail des artistes de l’arte povera, à cause de leur utilisation de matériaux pauvres, mais aussi pour toute cette dialectique nature-culture qui est au cœur de leur réflexion. Dans ce sens-là, c’est un matériau qui provient au départ de la nature, c’est du bois, mais c’est un matériau transformé par l’homme à des fins industrielles. En soi c’est un signe de la relation complexe que nous entretenons avec la nature, car c’est un pont entre la destruction et la création, la destruction de l’environnement naturel et la construction de l’habitat humain. Ce lien avec la nature est au cœur de mon travail. Mais je tiens à préciser que je ne fais pas de l’art écologiste, je ne prêche rien, même si, dans l’atelier, j’agis de façon écologique, je récupère tous les restes de mon travail, le bran de scie, les copeaux, la poussière de bois…
S.A. - Quel est ton sentiment devant une plage intacte de contreplaqué ? As-tu une
composition à l’esprit ?
Y.G. - C’est tout le contraire. J’utilise une toupie électrique, des ciseaux à bois, une sableuse, mais les deux outils premiers, c’est l’observation et c’est l’écoute. Avant de commencer, je regarde et je regarde le panneau, jusqu’à ce que je voie une image. Je n’impose pas ma propre image. Je la dégage de la surface du bois. Les nœuds, le grain, les marques et les défauts de fabrication du contreplaqué composent une forme de carte géographique, avec différentes routes. C’est à moi de choisir dans quelle direction je vais. Cela peut sembler bizarre, mais je sens que j’ai une relation avec le contreplaqué. Il faut que je sois attentive à ce qu’il me dit. Avant que je commence à graver, je regarde.
S.A. - C’est un dialogue avec la matière.
Y.G. - Oui. J’écoute ce que la matière me dit, mais aussi j’y réponds avec mon propre langage.
S.A. - Ce n’est pas une position dogmatique ou autoritaire comme celle des peintres expressionnistes abstraits que tu suivais au début. Est-ce une position féministe ?
Y.G. - Non, je ne pense pas comme ça, je n’ai pas de motif politique. Cela vient d’un respect pour le matériau. Il doit y avoir une harmonie entre le matériau, l’outil et l’artiste. Si je dois trouver un parallèle, c’est celui de la création des totems dans les cultures aborigènes. Quand les sculpteurs amérindiens créent ces totems, ils sont habités d’un respect absolu pour le bois, qui est un élément vivant. Il faut qu’il y ait un respect. Une écoute. Une réceptivité. Une disponibilité de l’esprit.
Cela me paraît très important, surtout à une époque comme la nôtre. L’environnement souffre d’un manque de respect terrifiant. On fait un effort pour changer le monde, certes, mais j’ai le sentiment qu’on n’écoute pas la nature véritablement.
S.A. - Dans ce sens-là, l’atelier est le lieu d’une relation avec le monde qui est aussi bien éthique qu’esthétique.
Y.G. - Oui. L’atelier n’est pas un lieu hors-monde. Tout s’y projette. L’art et la vie sont intimement reliés. Tout s’interpénètre. Ce que je vis dans l’atelier, je le vis de manière globale dans ma relation avec l’environnement.
Copyright © 2004 Yechel Gagnon & Stéphane Aquin